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François-Michel Pesenti, cofondateur de la compagnie Théâtre du point aveugle à Marseille et metteur en scène
Article mis en ligne le 1er juin 2003
dernière modification le 25 mai 2023
François-Michel Pesenti, cofondateur de la compagnie Théâtre du point aveugle à Marseille
 
Invité par la troupe Seinendan à Tokyo en mai et juin 2003, François-Michel (cofondateur de la compagnie Théâtre du point aveugle à Marseille) y donne sa mise en scène de Fin de partie de Beckett et fait jouer Nœuds de neige, un projet théâtral franco-japonais. Il raconte pour Franc-Parler.
 
©Franc-Parler

Franc-Parler : Vous avez choisi de présenter Fin de partie, une pièce de Beckett. Quelle en est la raison ?
François-Michel Pesenti : Oh la raison, est-ce qu’il y a vraiment une raison ? C’est une pièce que l’on joue depuis une dizaine d’années par intermittence et puis je pensais puisque nous étions présents avec une coproduction franco-japonaise Nœuds de neige avec des acteurs français et des acteurs japonais et comme quasiment tous les acteurs de Beckett sont dans Nœuds de neige, j’ai proposé que l’on joue cette pièce de Beckett que l’on joue régulièrement un peu partout dans le monde. C’est une petite pièce qui voyage très facilement. Je ne connais pas exactement l’importance de Beckett ici mais j’ai l’impression que ça n’a pas été joué en français depuis très très longtemps à Tokyo. Peut-être tout à fait au début des créations des pièces de Beckett. Et puis j’aime beaucoup ce théâtre, j’aime beaucoup le théâtre Agora. Je trouvais que le théâtre se prêtait très bien à la présentation de cette pièce donc il n’y a pas tout à fait de raison particulière sinon que c’est une pièce que j’aime bien montrer. Pour la jouer au Japon, il n’y a pas vraiment de raison sinon qu’elle est disponible.
 
Franc-Parler : De quoi parle-t-elle ?
François-Michel Pesenti : Beckett raconte que nous vivons dans un monde où il n’y a pas de considération les uns pour les autres et il n’y a absolument aucune place pour l’amour de l’humanité. Alors, il choisit de mettre deux personnages comme ça. Eux se font la guerre depuis un long moment déjà et toujours un peu de la même façon et la question qui est posée ce jour-là puisque c’est l’ultime jour suppose-t-on, c’est la question de l’amour entre eux. Qu’est-ce qui s’est passé entre eux, qu’est-ce qu’il y a eu entre eux. Et manifestement, Hamm ne croira absolument pas à l’amour. Il va essayer de le prouver a contrario en essayant de savoir si l’autre l’a aimé au moins une fois.
 
Franc-Parler : Vous avez mis les parents dans des bennes à ordures, c’est Beckett aussi ?
François-Michel Pesenti : On ne s’est rien permis du tout. C’est strictement le texte tel que Beckett l’a joué dans les dernières représentations qu’il a faites à Berlin. Ça dit bien tout du personnage de Hamm et ça dit bien tout aussi de la considération qu’il fait de son passé. Ça c’est Beckett, c’est strictement écrit et on doit le respecter sous peine d’interdiction. Vous savez les droits sont incroyablement difficiles à obtenir avec Beckett en France en tous les cas. À l’étranger, on peut faire à peu près ce qu’on veut mais dès qu’on le joue en français, les droits sont très très contrôlés.
 
Franc-Parler :Quelle est la part de liberté que vous avez en tant que metteur en scène ?
François-Michel Pesenti : Oh la pièce est à multiples entrées. Donc, il y a très peu de choses à faire. C’est une pièce très très orale. D’ailleurs, les pièces de Beckett vont devenir au fil du temps de plus en plus orales et l’action va quasiment, totalement disparaître et là c’est déjà le début puisqu’on a un homme aveugle et impotent et on a un homme qui ne peut plus quasiment se déplacer. Et ça ne va pas aller de mieux en mieux pour lui. Je crois que c’est dans cette question de l’oralité, on dit souvent que c’est un théâtre abstrait, ce n’est pas du tout un théâtre abstrait, ce n’est pas du tout un théâtre absurde et c’est un théâtre de la relation. Nous, notre point de vue, c’était véritablement de raconter la dernière journée de ces deux-là et c’était de manifester la dernière histoire qui pouvait exister entre deux personnes. À partir de là, c’est tout à fait interprétable. Je pense que la pièce ne résisterait à aucune interprétation exhaustive. C’est-à-dire que la pièce ne peut pas être montée plus dans un côté que dans l’autre. J’ai le sentiment qu’il faut la laisser entendre, il faut la laisser travailler. Il y a aussi beaucoup de choses qui travaillent tout à fait souterrainement, notamment la question de la paternité, la question du lien paternel entre les deux et je pense que tout ça il faut le laisser. Moi, c’est ce que j’aime chez Beckett, c’est l’endroit où il y a une très grande part d’ombre. Et je crois qu’il ne faut pas essayer d’écraser la pièce avec une interprétation qui s’incarnerait visuellement.
 

Franc-Parler : En ce qui concerne Nœuds de neige, quel est le point de départ ?
François-Michel Pesenti : C’est un projet qui avait commencé dans ce théâtre, ici, il y a trois ans. C’est un projet qui a commencé par une rencontre entre six acteurs français et six acteurs japonais. Nous avons travaillé trois semaines ici. On avait fait un petit objet qui s’appelait Nous partirons quand la direction des vents sera stabilisée. Avec ce projet, nous avons joué ici quelques fois et nous avons joué aussi à Marseille qui nous avait invités dans un festival. Donc, on avait répété trois semaines, c’était tout à fait simple, pas très compliqué à faire. À partir de ça, on a eu envie de continuer, on a eu envie de passer à la réalisation d’un vrai spectacle et ça c’est le projet qui sera effectivement joué à Fujimi et au théâtre Tram de Setagaya.
 
Franc-Parler : C’est très égalitaire : six acteurs japonais, six acteurs français, C’est important ceci ?
François-Michel Pesenti : Oui, c’est important parce que j’avais déjà fait un spectacle à Taipeh sur le même principe et comme ce sont des dramaturgies sauvages, c’est-à-dire que ce sont des pièces qui sont écrites pendant qu’elles se répètent et il n’y a pas de texte auparavant, il n’y a pas de concept. C’est-à-dire que c’est à partir même de la matière des gens que s’écrit la pièce. Et très souvent avec très peu de texte. Oui c’est très important parce qu’il faut qu’il y ait d’abord une collectivité. Il faut que ça soit un travail avec un certain nombre de personnes, plus de dix. Ensuite, je pense que c’est important l’égalité parce que nous sommes européens. Moi je suis européen, une partie de la compagnie est européenne et les autres sont des Asiatiques : à Taipeh, c’étaient des Chinois, ici ce sont des Japonais. Et je trouve extrêmement important qu’il y ait un rapport égalitaire en nombre, que personne ne se sente ni importé chez les uns ou exporté chez les autres. Je trouve très important qu’il y ait cette espèce d’équilibre. Il y a quelque chose qui fait que le groupe fonctionne aussi à cause de ça. Je crois qu’il y a une amicalité qui peut se développer parce que les gens ne sont pas simplement des personnes isolées.
 
Franc-Parler : Y a-t-il une langue commune, les gestes ?
François-Michel Pesenti : On avait décidé de partir de Henri Michaux qui est un poète français pour qui j’ai beaucoup d’admiration. Et puis on s’est aperçu en fin de compte que la chose la plus intéressante à partager, c’était toute son œuvre graphique, bien évidemment puisqu’il n’y a pas de mots. Donc on a commencé à travailler sur l’œuvre graphique de Henri Michaux et on a commencé à imaginer des gens qui remettaient en cause les fonctionnements de leur corps et qui essayaient d’inventer un autre corps à partir d’histoires enfouies, d’histoires oubliées. Et on s’est beaucoup appuyés sur les dessins d’Henri Michaux qui a toujours peint une humanité fébrile, nerveuse, agissante et qui a toujours rêvé aussi des prolongements au corps : des doigts qui se terminent comme des baguettes de tambours ou des cheveux qui sont comme des fils barbelés. Il a toujours rêvé le corps humain d’une façon très poétique. Donc, on a travaillé sur l’invention de ces nouveaux corps à partir d’histoires oubliées qui étaient à l’intérieur de ces personnages que l’on avait dessinés. Ce qui fait que pour finir, il y a très très peu de texte. Il s’est trouvé qu’il n’y a que les Japonais qui parlent. Il n’y a qu’aux Japonais que j’avais envie de distribuer quelque chose à dire, les Français ne parlent pas, quasiment pas.
 

Franc-Parler : Les Japonais parlent en français ?
François-Michel Pesenti : Ils parlent en japonais. En France, ils jouaient en japonais. Ils disent des choses très énigmatiques qui sont extraites de Solaris de Stanislas Lem. Solaris est un très très grand roman sur l’amour comme forme ultime de la paranoïa et c’est un roman de science-fiction que Tarkowski a adapté au cinéma et il y a des dialogues qui sont tout à fait étonnants. J’ai extrait comme cela une série de dialogues du roman et il n’y a que les Japonais qui parlent de ça.
 
Franc-Parler : Vous avez répété chacun de votre côté ?
François-Michel Pesenti : Pas du tout. À la suite de cette première étape que nous avions faite ici, les acteurs japonais sont venus passer huit semaines en France. On a créé le spectacle dans une toute petite ville où on a répété, où on a été accueillis en résidence et ensuite on a représenté le spectacle à Marseille où la compagnie est basée. Tout ça s’est fait en France puis, ensuite on a eu envie naturellement de venir le jouer ici. Et on est venus bien évidemment avec le soutien de la Compagnie Seinendan, l’Agora théâtre. C’est véritablement une coproduction entre deux compagnies. Ça me semble très important que justement ces projets se fassent avec des vrais rapports à la fois économiques, humains et des vrais déplacements avec des gens qui viennent habiter en France, des gens qui viennent habiter au Japon. Je trouve que ce n’est pas très intéressant de venir jouer un spectacle dans un festival. Je trouve qu’il est beaucoup plus intéressant d’essayer de trouver les moyens de fabriquer des objets qui ne pourraient pas exister autrement.
 
Franc-Parler : Et pour le scénario ?
François-Michel Pesenti : C’est extrêmement difficile à résumer parce que la forme est très abstraite. C’est assez curieux d’ailleurs parce que c’est pas du tout de la danse mais par certains côtés, ça pourrait évoquer de la danse. Mais ce n’est pas du tout notre réflexion, elle n’a pas du tout été là. C’est un travail sur la présence, c’est un travail qui manifeste la présence de l’acteur alors qu’il n’a ni histoire et qu’il n’a pas de personnage et qu’il n’a pas de texte non plus. C’est assez singulier donc ça nécessite quand même un certain intérêt de la part du public, ça nécessite une certaine accroche. Il y a une chose qui s’est passée, qui a été très intéressante dans les répétitions, c’est qu’en fin de compte, curieusement, l’endroit où le spectacle a trouvé son unité, ce n’est pas du tout à l’endroit d’une histoire, c’est à l’endroit de la musique. C’est-à-dire qu’au bout d’un moment, dans les premières représentations, je me suis aperçu que le spectacle avait une grande musicalité interne. J’avais fait amplifié parce qu’il y a beaucoup de micros. Tout ce qui se place sur le plateau est amplifié, réinjecté, traité par du matériel électronique et rediffusé dans la salle. Tout ça, c’est pour insister sur le bruit des corps, sur le bruit que font les corps entre eux quand les gens se touchent, quand les gens se croisent, quand les gens tombent, quand les gens frappent. Il y a toute une activité physique qui insiste puisqu’elle est traitée sonorement si je puis dire. Et donc, ce qui m’a beaucoup troublé, c’est en fin de compte une espèce de logique musicale qu’il y avait dans le spectacle. Et curieusement, il y a un poème de Michaux qui commence par « Rythmes, rythmes frères obscurs » et comme le spectacle, en fin de compte, il tient par tout un réseau de rythmes souterrains qui créent une espèce de grande machine collective avec tous ces corps en exaltation. C’est ça le spectacle, c’est ça qui est donné à voir, une humanité qui se rêve avec d’autres possibilités physiques.
 
Juin 2003 au théâtre Komaba Agora, Tokyo
Propos recueillis : Éric Priou
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