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Le dessinateur de BD Enki Bilal
Article mis en ligne le 1er mai 2001
dernière modification le 25 mai 2023
Enki Bilal, les traits marquants
 
Le style et l’univers du dessinateur Enki Bilal, Grand Prix de la BD d’Angoulême, sont aisément reconnaissables. Après avoir dessiné les décors du film d’Alain Resnais, La vie est un roman, il a porté son regard au cinéma et réalisé Tykho moon et Bunker Palace Hôtel. Il met actuellement la main à une adaptation filmée libre des deux premiers tomes de la trilogie Nikopol. Alors que son exposition à la Bibliothèque historique de la ville de Paris vient de fermer les portes, la sortie de l’édition japonaise de Froid Équateur et la tournée du Ballet de l’Opéra national de Lyon avec Roméo et Juliette dont il a signé les costumes, seront l’occasion de familiariser le public japonais avec son travail.
 
© Franc-Parler

Franc-Parler : Lisez-vous des mangas ?
Enki Bilal : Je n’en lis pas ou j’en lis peu, parce que je lis très peu de bandes dessinées. Ce qui me paraît normal et sain d’une certaine façon. Parce que quand on pratique un art, je pense qu’il faut prendre un petit peu de distance et aller chercher des stimuli ailleurs, ce qui est mon cas. Je me tiens au courant de ce qui se passe en bande dessinée en France et ailleurs dans le monde, car ça fait partie quand même d’une culture importante, mais je connais mal les mangas. Je connais l’ampleur de la culture de la manga japonaise, c’est un phénomène réellement fascinant. Je sais qu’il y a des choses de qualité, mais aussi des choses plus médiocres comme tous les domaines qui ont atteint une réelle reconnaissance culturelle.
 
Franc-Parler : Dans Le sommeil du monstre, vous avez repris des éléments de la culture japonaise comme le sashimi.
Enki Bilal : Parce que ça fait partie de ma culture. Je dirais que c’est plus le métissage que la désignation précise d’une culture. Pour moi, manger du poisson cru, ça fait dix ans que ça fait partie d’une façon de vivre. Ça vient du Japon très certainement, mais quelque part, j’ai le sentiment d’être un peu plus loin que l’époque d’aujourd’hui. Des histoires comme celles-là, ce sont des histoires qui reposent énormément sur le décalage temporel, qui n’excluent pas les sujets contemporains, au contraire même. C’est une façon de les traiter de manière peut-être plus directe, en tout cas, je pense plus profonde et moins journalistique. Le décalage sert à ça. Donc, tout ce métissage culturel, culinaire, visuel, politique fait partie d’un vocabulaire graphique, d’un vocabulaire narratif.
 
©Enki Bilal

Franc-Parler : Vous parlez d’autres références. Dans Le sommeil du monstre, on retrouve Pérec, mais aussi le nom de Mézières avec le Mézicab.
Enki Bilal : Un petit clin d’œil à Mézières. Le taxi de Mézières avait été récupéré un peu par Besson au cinéma. Donc, c’est une façon de rendre à César… Du coup, c’est maintenant moi qui suis taxé de pomper Besson. C’est un peu paradoxal. Ça fait partie des clins d’œil, les voitures volantes. Ça fait longtemps que ça fait partie de l’imaginaire de la science-fiction, celle des années 50. Pérec, c’est beaucoup plus précis par rapport au livre du Sommeil du monstre qui est un travail sur la mémoire. J’ai rencontré Perec par un portrait que m’a commandé un jour Le nouvel Observateur et c’est un auteur que j’appréciais depuis très longtemps depuis La vie mode d’emploi, qui avait été un choc littéraire vraiment important. Avec le fait de faire ce portrait et de vivre avec ce portrait qui traînait dans mon atelier, alors que je travaillais sur Le sommeil du monstre, qui est un livre sur la mémoire extrêmement particulière d’un adulte qui se souvient des 18 premiers jours de sa vie comme s’il y était, de manière extrêmement précise et pointue, ce qui est en soi totalement impossible, donc la conjugaison de ce Pérec-là et de ce thème-là, plus le « Je me souviens », tout ça devenait légitimé.
 
Franc-Parler : Dans l’introduction de La femme piège, vous écrivez que « La situation politique est sans importance. »
Enki Bilal : C’est parce qu’il s’était écoulé 6 ans entre la publication de La femme piège et La foire aux immortels qui avait été un livre exclusivement politique sur les idéologies, le fascisme, le changement de pouvoir. Je voulais absolument un virage à 180 degrés, je voulais passer à tout à fait autre chose. Entrer dans quelque chose de plus intérieur, humainement en tout cas. En plus, c’est à travers un personnage féminin, avec un texte off à la première personne. C’est elle qui parle, c’est elle qui écrit etc. C’est une manière claire et radicale de dire : « On coupe les ponts avec la précédente histoire », même si c’est un peu les mêmes personnages.
 
Franc-Parler : Les conflits interethniques dans les grandes cités vous inquiètent ?
Enki Bilal : C’est de la prospective. Ça me paraissait effectivement dangereux au moment où je l’écrivais. Ça se confirme. C’est très inquiétant. Même Paris, c’est une ville qui n’est pas à l’abri de dérives comme ça.
 
©Enki Bilal

Franc-Parler : On retrouve de nombreux termes des pays de l’Europe de l’Est dans les noms, dans les lieux…
Enki Bilal : Le sommeil du monstre, c’est un livre plus précisément axé sur l’éclatement de la Yougoslavie. Pour moi, le prétexte était clair d’évoquer une période assez délicate, pour moi aussi. Bien que vivant à Paris, loin de la purification ethnique de la guerre, des bombardements, de Sarajevo assiégée, c’était quand même assez dur, assez douloureux. Alors j’ai eu besoin de raconter ça d’une manière ou d’une autre. Sinon, au-delà de ce livre-là, il y a une vraie culture de l’Est. J’ai été marqué par mon enfance belgradoise. Quand je suis arrivé à Paris, j’avais certainement une sorte de bagage inconscient d’images de souvenirs qui sont constitutifs de mon univers graphique. Ça, ça me parait clair, évident. Je ne cherche pas à l’expliquer mais ça apparaît.
 
Franc-Parler : Le train est également un élément qui vous attire…
Enki Bilal : Le train, c’est aussi le déplacement, c’est celui que j’ai dû prendre moi à l’âge de 9 ans pour aller de Belgrade à Paris. Je me souviens très bien que le voyage avait duré 42 heures. C’est ce qui m’a donné le goût du voyage d’ailleurs, après. Voyager en train, c’est une façon de découvrir. Ça fait partie de cette Europe de l’Est un peu arrêtée, un peu en retard, qui va moins vite, qui n’est pas finie. C’est le dernier exotisme qu reste en Europe, qui m’a frappé, qui m’a marqué. Petit à petit, l’Europe de l’Est va finir par rejoindre celle de l’Ouest. Ce n’est pas pour tout de suite mais c’est programmé en tout cas. Moi, j’aurais connu cette période un petit peu ancienne, obsolète.
 
Franc-Parler : La mythologie égyptienne est un thème qui vous fascine ?
Enki Bilal : C’est du domaine davantage de l’imaginaire, du fantasme. Il se trouve simplement que c’est un peu le hasard. C’est une idée esthétique au départ. La représentation des dieux égyptiens, corps d’hommes et têtes d’animaux, c’est une trouvaille exceptionnelle. Je suis parti là-dessus, j’ai eu envie de dessiner ces personnages et c’est comme ça que s’est faite la rencontre avec un univers qui, lui, était beaucoup plus politique. Le mélange des deux me paraissait à la fois aberrant et excitant. C’est comme ça qu’est née cette trilogie Nikopol dont un des personnages, Horus, est devenu plus humain que les humains, plus mégalo que les humains. Après c’est devenu un jeu avec des personnages comme ça.
 
Franc-Parler : Vous avez fait sauter la tour Eiffel. Quel est ce… ?
Enki Bilal : Ce fantasme ? Je ne sais pas. Peut-être parce que j’aime beaucoup la tour Eiffel. Il faudrait que je m’allonge sur un divan pour expliquer ça, mais c’est le premier monument français, parisien que j’ai découvert. Je me souviens, mon père, la première chose qu’il nous a fait visiter, c’était la tour Eiffel. Nous, on en rêvait. C’était quand même l’emblème de Paris. J’aime beaucoup la tour Eiffel et en même temps, elle m’agace profondément, parce qu’elle est très difficile et à filmer et à photographier, à utiliser dans un film. Alors, moi je l’ai utilisée dans mon deuxième film, mais elle était coupée, ou pas finie ou à moitié détruite, ce n’est pas précisé. C’est un objet absolument hallucinant, mais en même temps, c’est un casse-tête absolu pour le cadreur que je suis. Comment la cadrer, comment la montrer ? Alors c’est peut-être une façon de se venger de l’incapacité de bien l’utiliser dans une image.
 
Mai 2001
Propos recueillis : Éric Priou
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